Une place importante revient dans sa formation intellectuelle à la réflexion mathématique et aux différentes formes de la science `` combinatoire '', qu'il appliquera aussi bien à la création littéraire qu'à l'étude des problèmes de langue et de style ; car il y a chez Queneau un créateur qui se préoccupe de renouveler radicalement, sur le modèle de Descartes (qu'il ne se fait pas faute d'invoquer), les principes formels de la création, et un grammairien pour qui il existe des lois de la langue mais qui sont des lois de développement et non des lois de conservation. Ainsi s'expliquent l'existence et le non-conformisme des laboratoires qu'il fonde (Club des Samnturiers, avec J. Queval et Vian, 1951) ou auxquels il participe (Collège de pataphysique).
Le centre principal de cette entreprise d'expérimentation sera
l'Ouvroir de littérature potentielle, dit `` Ou.Li.Po '', dont les activités sont en relation directe avec les propres
uvres de Queneau (cf. Entretiens -- radiophoniques - avec G. Charbonnier, 1962). Cette relation constamment
maintenue entre l'esprit de novation et la rigueur mathématique ou
philologique de ses expressions est l'une des sources de l'humour très
particulier de Raymond Queneau (fort différent, en tout cas, de l'humour
surréaliste), mais il convient aussi bien de souligner que l'humour
n'est ici qu'une sorte de supplément ou un simple symbole, il n'est
jamais une fin. Il s'agit sans doute, pour l'essentiel, de jumeler le
processus de rupture du langage et de la culture elle-même, qui
débouche sur une sorte de néant existentiel, avec la rigueur d'une
reconstruction qui débouche au contraire sur un `` être
littéraire '' radicalement neuf et par là même à l'abri des
menaces du néant. Pour cette opération est indispensable une
virtuosité technique où Queneau est passé maître, et qui
crée d'ailleurs un risque de malentendu : cette virtuosité, en
effet, est parfois si brillante qu'elle pourrait faire oublier la fin qui
est sa raison d'être, à savoir la réforme systématique,
selon des méthodes et des principes rigoureux, de la langue, le
français, par laquelle seule peut se perpétuer l'existence de
l'esprit, menacé d'anéantissement à la fois par le conservatisme
culturel et par la négation anarchique de ce conservatisme. Il est
difficile de renfermer dans une formule le ``programme'' de l'écrivain,
mais sans doute peut-on parler à son sujet de ``réalisme
linguistique'', avec toutes les conséquences logiques que ce
réalisme implique. Il s'agit en effet de promouvoir une langue
``réelle'', celle qui est effectivement employée, le problème
majeur étant d'élaborer une notation juste de cette langue
réelle : ce qui explique l'importance accordée par Queneau à la
réforme de l'orthographe dans le sens d'une ``phonétisation''
intégrale du français. Mais la même préoccupation de
``réalisme '' s'étend à la création littéraire, à
ses formes d'expression, à ses conditions de communication, à son
insertion dans la réalité sociale. Si, par exemple, l'écrivain
utilise volontiers comme décors de ses
uvres, parfois même
comme éléments constitutifs de ses `` histoires '', les thèmes
et décors de la tradition ``populiste '', c'est pour bien marquer que
son effort de reconstruction linguistique et littéraire ne relève en
rien d'on ne sait quel aristocratisme intellectuel. Raymond Queneau sait que
ces décors et ces thèmes recèlent une poésie qui s'accorde
avec le néoréalisme du langage, comme le montrent des
uvres
telles que le Chiendent, où les problèmes philosophiques sont traduits en ``
beaucoup de photographies de langage populaire '', Pierrot mon ami ou le Dimanche de la vie.
Le point d'aboutissement, le couronnement de cette entreprise sera en 1959 le livre qui a assuré la célébrité de Queneau, Zazie dans le métro, histoire de cette petite provinciale aux provocantes incongruités, qui ne pourra parvenir à connaître le métro parisien, mais qui imposera, par sa seule présence, un langage porteur à lui seul de toute une philosophie de la vie : le livre est d'ailleurs comme une tentative pour jeter aussi un pont entre les recherches les plus élaborées des écrivains du XX-me siècle, Joyce par exemple, et les formes les plus populaires de l'évolution du langage, telles que la bande dessinée : on trouve ainsi dans Zazie à la fois des techniques inspirées de l'Ulysse de Joyce et des souvenirs évidents des Pieds nickelés.
Mais Queneau pousse encore plus loin ses expériences lorsqu'il
entreprend d'illustrer par des Exercices de style - quatre-vingt-dix-neuf variantes du récit
d'une même anecdote - le thème dominant de toute son uvre, y
compris l'
uvre proprement poétique {cf. En particulier : les Ziaux et Cent Mille Milliards de poèmes), à savoir
l'affirmation de la toute-puissance créatrice du langage, à
condition qu'il soit à la fois libéré et organisé,
l'organisation étant la conséquence de la libération
(Bâtons, chiffres et lettres; Bords). Témoin exceptionnellement lucide de la crise contemporaine du langage et
des risques de `` mort de l'homme '', Queneau a voulu en extraire une
signification positive et en même temps proposer, par l'exemple, une
définition vivante de l'écrivain futur, celui qui, à travers un
jeu formel mais au-delà de ce jeu, grâce à la rigueur de ses
combinaisons linguistiques, pourra tenter de redonner un sens aux
``exercices''littéraires du langage humain.